#RDVAncestral est un challenge généalogique : chaque troisième samedi du mois, nous sommes invités à imaginer la rencontre avec un de nos ancêtres, à une époque donnée.

Aujourd’hui, nous allons en Corrèze…

18 avril 2020. En me promenant ce matin, je passe devant l’église au moment où elle sonne. Je compte les coups machinalement… 17 heures ?!! Mais c’est le matin ! Je me retourne vers l’église, mais celle que je contemple alors est beaucoup plus grande que celle de mon village. Mon cerveau met un peu de temps à comprendre ce que je vois, je regarde autour de moi, je suis au centre du village mais, pas le mien.

Me voilà à Perpezac Le Noir, en Corrèze. J’ai à peine le temps de remarquer que l’époque non plus n’est pas la mienne quand j’entends la voix d’une femme :
« Joseph ! Joseph, attends ! » L’homme qui venait de me dépasser sans que j’y prête attention se retourne. Il est blond, les yeux gris, le nez aquilin et il porte la moustache. La femme, qui tient un paquet encombrant, lui tend un papier.
« Tu oublies ta gratification.
Merci Marie. Il pose sa main sur sa joue et l’embrasse tendrement. Couvre la bien, qu’elle n’attrape pas froid sur la route. » Et il se penche vers le paquet que tient sa femme, écarte un pan de tissu qui le couvrait et embrasse le petit visage qui vient d’apparaître. Il se redresse juste à temps pour recevoir dans les jambes un boulet de canon. Un jeune garçon, blond lui aussi, se serre contre lui.
« Ne t’inquiète pas René, tout va bien se passer. Je serai vite de retour. En attendant prends soin de ta mère et de ta petite sœur. » Le jeune garçon essuie rapidement ses yeux du coin de sa manche et hoche la tête.

À cet instant, les yeux de Joseph se posent sur moi et il me sourit chaleureusement. Marie se retourne vers moi, elle me regarde longuement, essayant sûrement de mettre un nom sur mon visage.
« On se connaît, non ? Me demande t-elle
– Mais oui Marie, rappelle-toi ! Reprend Joseph. C’était…
– Il y a presque 11 ans achève t-elle… Mais oui ! J’étais enceinte. Vous aviez eu un malaise devant la maison. »
Je souris à mon tour, heureuse de voir que, comme moi, ils n’ont pas oublié cette soirée que j’ai passé avec eux en 1906. C’était mon premier rendez-vous ancestral : me voici de nouveau dans la vie de mes arrières grands-parents, Joseph CHAUMEIL et Marie JUGE, les grands-parents paternels de mon père.

« Voici notre fils René » dit Joseph en posant la main sur l’épaule du garçon. Celui-ci se redresse et me tend la main. Je la lui sers en pensant à l’homme que je connaîtrai dans un peu plus de 70 ans !
« C’est étrange, reprend Joseph, mais vous n’avez pas l’air d’avoir vieilli depuis notre première rencontre. »
Je n’ai pas le temps de chercher une réponse que Marie nous interrompt :
« Joseph, tu vas louper ton train pour Brive !
– C’est vrai dit-il, l’air soudain pressé. Je suis navré mais je dois partir. »
Je ne sais pas alors ce qui me prend mais je m’entends lui dire :
« Je vais à Brive également, peut-on faire la route ensemble ?
– Avec plaisir ! Nous aurons plus de temps pour discuter. »

Après avoir pris congé de sa femme et de son fils, nous voici en chemin. Joseph m’explique la raison de son voyage à Brive et l’inquiétude de son fils :
« Je suis convoqué par la commission de réforme pour le renouvellement de ma pension. René craint qu’ils ne me renvoient sur le front, mais ma blessure m’empêche même de tenir une fourchette alors, un fusil, vous pensez ! » Il me montre sa main gauche, barrée par une vilaine cicatrice, là où la balle a fracturé le deuxième métacarpien. Tous ses doigts sont raides, impossibles à bouger.
« Je ne pourrai même pas appuyer sur la gâchette.
– Comment avez-vous été blessé ?
– C’était il y a deux ans, le 16 février 1915. Avec mon régiment, le 11è d’infanterie, nous étions à Perthes-Les-Hurlus (1)
. Les généraux ont coordonné une attaque avec le 207è pour prendre les lignes allemandes et s’établir sur les tranchées de première ligne (2). Lors de l’assaut, j’ai pris une balle dans la main. J’ai été évacué vers l’arrière, dans un hôpital temporaire à Bordeaux. »

« – Votre famille a du être soulagée de votre retour !
– Oui, j’ai eu beaucoup de chance mais je m’en veux énormément d’avoir laissé les gars là-bas. J’ai l’impression de les avoir abandonnés. Mes deux frères aussi y sont encore. J’ai pu voir Maurice l’année dernière quand j’étais à l’hôpital à Bordeaux. Il était malade, un sale rhume. Mais il m’a écrit peu de temps après pour me dire qu’il était guéri. Je suis inquiet pour lui, il a toujours été de santé fragile.

– Je n’ai pas revu Elie depuis trois ans maintenant et notre père est mort quelques mois après la mobilisation, nous n’avons même pas pu lui rendre un dernier hommage.»

A la gare de Vigeois, Joseph tend un papier à la guichetière.
« Qu’est-ce que c’est ? Lui demandais-je.
– C’est ma convocation à la commission. Je dois la présenter pour bénéficier d’un demi tarif à l’aller et d’un retour gratuit.
– 1F60, Monsieur » dit la femme, après lui avoir tamponné et rendu son papier.

Je note au passage que nous sommes le 1er octobre 1917.
Joseph sort quelques pièces de sa poche et obtient son billet.
En arrivant sur le quai, le sifflement caractéristique du train à vapeur nous apprend qu’il entre en gare.

Lorsqu’il s’arrête nous montons en 3ème classe. Une fois assis, j’observe tout autour de moi et j’essaie de graver dans ma mémoire chaque détail de cette époque. Je m’aperçois que Joseph m’observe lui aussi. Il me sourit et me dit :
« – Alors, va tu enfin me dire qui tu es ? Je suis sûre que tu es de la famille et pourtant je ne te connais pas. »
Je suis saisie par la perspicacité de mon aïeul et me demande ce que je vais bien pouvoir lui répondre.
« – Je… c’est compliqué…
– Et bien essaie quand même on verra bien. Me répond t-il, affable. J’hésite puis me lance.
– Je suis la petite fille de René.
– René ? René qui ?
– Et bien René, ton fils. C’est mon grand-père ! Je suis ton arrière petite-fille ! »
Je le regarde, je vois ces sourcils froncés, il a l’air perplexe. Il me fixe longuement, peut-être pense t-il que je me moque de lui…
« – Tu… tu te rends compte que c’est difficile à croire ce que tu me dis ?
– Euh… oui… je ne sais pas comment je réagirais à ta place…
– Ah ça ! »
Il reste songeur plusieurs minutes. Je fini par penser qu’il ne m’adressera plus la parole, mais il reprend.
« – Je peux te poser une question ?
– Oui. Enfin… ça dépend… Je ne peux pas te révéler ton avenir si c’est ce que tu veux savoir.
– Non, non… Mais si ce que tu dis est vrai, alors je sais déjà que mon fils grandira et aura des enfants. Et ma fille, Irène, mon bébé…
– Tout ce que je peux te dire c’est qu’ils vivront, auront des enfants et mourront grands-parents.
– C’est déjà beaucoup ! Merci. Et toi, quand es-tu née ?
– En 1980, mais je ne peux rien te dire de plus.
– 1980 ! Nous avons 100 ans d’écart ! Incroyable ! »
Il se replonge dans ses pensées en me jetant de brefs coups d’œil de temps en temps.

A l’arrivée, sur le quai, Joseph me demande où je vais. Je lui réponds qu’il est temps que je rentre chez moi. Lui va aller loger à l’hôtel et se rendra à la commission le lendemain à 8h, à l’hôpital mixte.

Nous nous séparons avec émotion et en sortant de la gare je me retourne. Je suis devant mon église, il est midi… Oui, il est temps que je rentre chez moi.

Joseph Chaumeil est né le 07 avril 1880 à Perpezac Le Noir, de Jean et Marie-Louise Buge. Il se marie le 25 février 1905 avec Marie Juge. Ils ont deux enfants, René et Irène. Le 11 août 1914 il est mobilisé au 11è régiment d’infanterie. Le 16 février 1915, il est blessé par balle à la main, ce qui lui vaut une réforme de niveau 1 (causée par la guerre) et un retour dans son foyer. Le 02 octobre 1917, il est convoqué par la commission de réforme. Sa pension sera renouvelée définitivement.

Son frère Elie reviendra sain et sauf, mais Maurice décédera en 1919, à Bastogne en Belgique, des suites de maladie contractée en service.

Son fils René épousera Marie BRETAGNOLLE en 1934 et ils auront 3 enfants, dont mon père en 1941.
Sa fille, Irène, épousera Jean AUPETIT et aura 2 filles.
Joseph décède le 23 juin 1945, à 65 ans.

Notes : 
(1) Perthès-Lès-Hurlus, dans la Marne, fait partit des villages détruits pendant la première guerre mondiale.
(2) 11è RI – JMO– 27 sept 1914 – 21 octobre 1915 p.30  
Aquarelle : Perthès-Lès-Hurlus par Alexandre Miniac. Collection de la famille Miniac.
Son : La Sonothèque