En ce jour de printemps, je me promène à pieds autour du village de Lornac en Corrèze.
Beaucoup de mes ancêtres y ont vécus et la maison de mes arrières grands-parents puis de mes grands-parents est toujours là. Elle appartient aujourd’hui à mon père.
Je pense à Jeanne Juge, mon arrière grand-mère, que tout le monde appelait Marie et dont j’ai retrouvé le cahier de chansons il y a quelques semaines. Sans vraiment savoir pourquoi, je l’ai emporté avec moi et je m’assois dans l’herbe sur le bord du chemin. Je l’ouvre et admire avec émotion l’écriture fine, les pleins, les déliés… Je lis ces paroles d’un autre temps et je suis surprise d’en connaître une ou deux.

Tout à coup, une bourrasque de vent m’arrache presque le cahier des mains et je ressens un vent glacé qui me traverse le corps. Et puis, en une seconde, le temps est de nouveau calme et ensoleillé.
Je reste abasourdie par ce changement brutal, comme si quelqu’un avait ouvert puis refermé une porte…

Je continue ma route rapidement, pressée de me retrouver en sécurité dans ma voiture. Mais arrivée à l’endroit où je m’étais garée, je constate qu’elle a disparue. En proie à l’inquiétude, je prends mon téléphone afin de trouver de l’aide mais lorsque je regarde l’écran, il est éteint. J’essai pendant plusieurs minutes de le rallumer, en vain. Je décide alors de me diriger vers la maison afin de demander de l’aide aux locataires actuels.

En chemin, je croise un homme d’une cinquantaine d’années, en chemise blanche et pantalon noir, chapeau de paille et… sabots aux pieds !!! Il me sourit avec bienveillance lorsque nous nous croisons et, j’ai le sentiment étrange d’avoir croisé un membre de ma famille, perdu de vue depuis longtemps…

Je sors du virage, je vais bientôt apercevoir la maison quand mon cœur s’arrête presque. Elle est bien en vue mais devant elle se dresse une autre maison. Celle-ci aussi je la connaît, et j’ai peine à y croire.
Mes souvenirs d’enfant remontent à la surface et je me revois avec ma sœur en train de « pêcher  » des objets par la fenêtre de cette maison, alors en ruine, dont on nous interdisait l’accès car elle menaçait de s’effondrer. Mais aujourd’hui, cette maison qui a été rasée dans les année 90, est bel et bien debout, et en bon état qui plus est. Mes oreilles se mettent à bourdonner tandis que mon cerveau essaie de comprendre ce qu’il voit, puis un voile couvre mes yeux et c’est le trou noir.

Lorsque je reprends conscience, une jeune femme est penchée sur moi et me regarde avec inquiétude. Elle m’éponge le front et les mots qu’elle prononce me semble étrangers : « Bas pla ?  » Je comprends néanmoins  le sens de sa question et lui assure que je vais mieux.
Je me relève et je la suis dans la maison où elle m’invite. Je m’assoie à la table où une femme plus âgée me regarde gentiment. La jeune femme m’explique qu’elles étaient en train d’écosser des petits pois lorsqu’elle m’a vue tomber sur le chemin par la fenêtre.  Je la remercie pour son aide lorsque je réalise avec stupéfaction que je la comprends désormais parfaitement et que je parle moi-même ce patois que j’ai si souvent entendu dans la bouche de mon père…

Pointant alors du doigt le cahier dont j’avais oublié jusqu’à l’existence mais qui est toujours dans ma main, elle me dit :
– Mais c’est mon cahier ! Où l’avez-vous trouvé ? Je le cherche depuis des semaines !
– Vous êtes Marie Juge ?
Tous ces événements étranges, toutes ces bizarreries me paraissent soudain tout à fait logiques et je comprends alors où je suis et pourquoi. Il ne me reste plus qu’à découvrir quand.
Je réfléchis rapidement à une explication plausible et réponds :
– « Je l’ai trouvé à Vigeois, sur la place de l’église. J’étais justement venue vous le rapporter.
– Oh, vraiment, merci beaucoup ! J’y tiens énormément, je l’ai commencé lorsque j’étais toute jeune fille vous savez ! » Elle se lève alors pour le prendre et s’approche de moi pour m’embrasser. Je sens alors son ventre arrondit et lui dit :
– « ça alors, vous êtes enceinte ! Félicitations ! » Elle se rassoit doucement et, le rouge aux joues, me remercie. Elle me raconte alors son mariage avec Joseph Chaumeil l’an dernier, leur installation chez ses parents (elle me désigne sa mère, Antoinette* Mazubert) et maintenant cette merveilleuse nouvelle !

Je sais déjà tout cela, mais ce petit intermède me permet de me situer dans le temps. Nous sommes donc en 1906. Marie a 20 ans et son bébé va naître en janvier 1907. Ce sera mon grand-père, René Chaumeil.
Un coup d’œil à l’Almanach accroché au mur et les jours barrés me confirment l’année et me précisent que nous sommes le 07 septembre. Dans un fauteuil, j’aperçois un homme un peu plus âgé, et Antoinette suivant mon regard, me présente son père, Pierre Mazubert, âgé de 66 ans.  Trois générations, et bientôt quatre, vivent sous le même toit ! Incroyable de nos jours…

Marie me regarde avec insistance puis me demande soudain si l’on se connaît :
– « Votre visage m’est familier et pourtant je suis sûre de ne vous avoir jamais rencontré. Vous êtes de la famille peut-être ? »
J’ai l’impression que mon visage est en feu et qu’il doit être impossible que ni l’une ni l’autre ne se rendent compte de ma gêne et je balbutie que oui, on peut dire ça… Je me présente à mon tour et heureusement, sans y avoir songé, mais par habitude, je donne mon nom de femme mariée !

Des voix d’hommes se font alors entendre à l’extérieur et la mère de Marie se lève :
– » Ah, ce sont les hommes qui rentrent du travail… Vous resterez bien dîner avec nous ce soir ? Vous avez l’air de venir de loin et d’être épuisée ! Je vais préparer la soupe. « 
Comme dans un rêve, je vois alors entrer deux hommes que j’ai si souvent regardé sur des photos, scrutant leur regards et essayant d’imaginer leur vie et leur caractère à travers les siècles qui me séparaient d’eux : Léonard Juge, le père de Marie, que j’ai croisé en arrivant toute à l’heure sur la route, et Joseph Chaumeil, son époux. Je réalise alors que je vais passer la soirée avec mes arrières-grands-parents et mes arrières, arrières grands-parents !!!  Après m’être brièvement présentée, nous nous mettons à table. J’admire la simplicité et la bienveillance avec laquelle les gens de cette époque accueillaient une inconnue à leur table.  La soupe est bonne et nous écoutons Léonard et Joseph nous raconter l’avancée des travaux aux champs et nous donner les dernières nouvelles du village de Perpezac Le Noir.

A la fin du repas, les hommes sortent fumer dans la cour et Marie m’invite à m’asseoir avec elle dans le cantou où nous ouvrons son cahier de chansons. Elle se met à fredonner et j’admire son joli filet de voix. Sa mère Antoinette revient de la cuisine et se joint à sa fille. Je les regarde savourant chaque instant de cette extraordinaire soirée. Les hommes se joignent ensuite à nous et bien que leur voix soient un peu moins justes, je vois le bonheur qu’ils ont d’être ensemble, la complicité des jeunes époux et la tendresse des parents. Après maintes demandes, je fini par franchir le pas et par fredonner avec eux les airs que je connais.

Lorsque je quitte la maison de mes ancêtres, il fait presque nuit et la chaleur de la journée a laissée place à une douce brise. Joseph me demande à nouveau s’il peut me raccompagner ou me propose de rester dormir mais je lui assure que tout va bien et que je serai bientôt chez moi.

Je remonte doucement le chemin lorsqu’un vent glacial me traverse à nouveau.
Une fois de plus, le changement de temps est brutal. Je me retrouve en plein après-midi, à quelques mètres de ma voiture. Mon portable se met alors à biper pour me signaler plusieurs appels en absences. Il ne s’est écoulé que 2h depuis que j’ai quitté mon époque…

Je reprends la route, la tête remplie d’images du passé et d’une gratitude sans borne pour ces instants passés avec mes ancêtres…

 

Les parents de Marie,
Léonard Juge et Marie Mazubert

Son époux, Joseph Chaumeil

Notes :

* en Corrèze, il est très fréquent de donner un prénom à son enfant au moment de la déclaration à la mairie puis de l’appeler par un autre qui ne figure pas dans l’état civil. Parfois même, 4 frères peuvent être déclarés avec  le même prénom ! C’est donc parfois difficile de s’y retrouver.
Ici, Marie Mazubert est appelée Antoinette tandis que sa fille, Jeanne est appelée Marie…