Mamie et moi, vers 1984, dans son appartement parisien du 14è arrondissement.

#RDVAncestral est un défi généalogique dans lequel, chaque troisième samedi du mois, nous sommes invités à imaginer la rencontre avec un de nos ancêtres, à une époque donnée. Aujourd’hui, je vous emmène dans une époque pas si lointaine, le Paris des années 80.

Par une belle journée de printemps, je vais déjeuner chez une amie, dans mon ancien quartier parisien. En sortant, je flâne un peu, nostalgique. J’ai vécu 15 ans ici, et ma grand-mère avant moi, dans le même appartement où nous lui rendions visite lorsque j’étais enfant. Quant à mon tour je vivais là, j’aimais parfois l’imaginer, marchant dans les mêmes rue que moi, allant dans les mêmes magasins. D’ailleurs, je l’imagine encore, alors que je parcours la rue Didot. Elle arrive face à moi, en tirant son caddie à roulettes, tenant un cabas de l’autre main. Soudain, une anse du cabas lâche et son contenu se déverse sur le trottoir. Pendant une fraction de seconde, je me dis que j’ai une imagination débordante, puis je me précipite vers cette apparition, pour l’aider à ramasser ses courses. Je ramasse un paquet de café, du sucre et du beurre demi sel. Je remets tout cela dans le cabas et le lui tend.
« – Tiens Mam…, euh…, tenez madame.
– Vous allez bien ? »
Tout à ma stupéfaction, je n’avais pas vu qu’elle était toute pale et chancelait légèrement. Je lui prends le bras.
« –  Appuyez-vous sur moi, je vais vous raccompagner chez vous.
– Non, merci, vous êtes gentille mais ça va aller, je me sens déjà mieux. Mais son regard un peu perdu disait le contraire.
– Si, j’insiste. Je ne serais pas tranquille de vous laisser toute seule comme ça dans la rue. » Je ne lui laissais pas le temps de refuser à nouveau, calais le cabas sous mon bras, attrapais le caddie du même côté, tout en la soutenant. Nous étions au carrefour de la rue Didot et de la rue de l’Abbé Carton, à quelques encablures de la rue Joanès où elle vivait. En poussant le portillon vert de son… de mon… de notre immeuble, je m’apprêtais à lui demander le code de la porte mais… le digi code n’existait pas encore ! Je pousse la lourde porte et nous entrons dans le hall. Je retrouve avec nostalgie l’ascenseur de mon enfance : une simple porte blanche, une grosse ampoule jaune qui clignote au-dessus lorsque l’appareil est en marche, et une grille que l’on pousse sur le côté pour entrer. Je la laisse passer dans l’étroite cabine qui est encore tapissée de moquette et j’appuie sur le bouton du septième étage, au moment même où elle me l’indique. Ouf, j’ai failli me trahir. Lorsque nous arrivons sur le palier, je la vois hésiter.
« –  Je peux vous laisser là si vous voulez. Elle se tourne vers moi et me sourit faiblement.
– Je ne devrais pas vous laisser entrer, mais je me sens vraiment faible. Elle ajoute après un silence : et puis vous avez l’air honnête… » Je lui souris à mon tour. Nous entrons dans l’appartement et je l’aide à s’asseoir dans le salon.
« –  Pouvez-vous m’apporter un verre d’eau ? La cuisine est là, dit-elle en me montrant le couloir.
– Oui, j’ai vu, je vous apporte ça. » Je dépose au passage les courses sur la table de la cuisine et lui ramène un verre. Elle boit lentement, en me surveillant du coin de l’œil. Je m’assois en face d’elle et lui souris.
« –  Ça va mieux ? Elle commence à retrouver des couleurs.
– Oui, merci. J’ai été opéré il y a un mois maintenant, mais j’ai encore parfois des faiblesses.
– Vous devriez vous reposer un peu, je vais vous laisser.
– Est-ce que je peux vous offrir quelque chose pour vous remercier ? Un café peut-être ? Je viens d’acheter des chocolats en bas, chez Capricia.
– Ah oui ? J’aime beaucoup cette boutique, j’y allais souvent !
– Vous habitez le quartier ?
– Non, plus maintenant. Je vis dans les Yvelines depuis 5 ans. Nous avons déménagé quand on a eu 3 enfants, ça devenait vraiment trop petit ici, à 5. Enfin, je veux dire, notre appartement dans ce quartier. » J’ai encore failli faire une belle gaffe ! Heureusement, ma grand-mère ne semble pas avoir remarqué mon lapsus. Elle demande :
« – Vous avez trois enfants ? Quel âge ont-ils ?
– 13, 11 et 8 ans.
– Ah, je me souviens quand mes filles avaient cet âge là, c’était le bon temps. Nous n’avions pas beaucoup de moyens mais nous étions heureuses. Aujourd’hui, elles ont leur propre famille et moi, je me sens bien seule parfois.
– Combien avez-vous d’enfants ? fis-je, feignant de l’ignorer.
– Deux. Deux filles, qui sont plus âgées que vous. Simonne vit à Limoges avec son mari et leurs quatre filles. Et Jeanine vit ici, à Paris. Elle et son mari ont 3 enfants aussi. Ils vivent à deux pas et je vais souvent les voir. Mais je ne veux pas trop les déranger, ils ont leur vie. Alors, un café, ça vous convient ?
– D’accord, avec plaisir ! Et je gouterai bien un de ces chocolats. » Elle se lève en souriant et je l’accompagne à la cuisine.
« –  Je peux vous aider ?
– Oui, mettez les chocolats dans cette assiette. Je lance le café, vous pouvez retourner au salon. »
Je prends les tasses au passage et installe le tout sur la table basse ronde que je connais bien. Je profite de ces quelques minutes seule pour regarder l’appartement autour de moi, essayant de deviner en quelle année nous sommes. J’avise un petit calendrier : 1987. J’ai donc 7 ans, et ma grand-mère, 73. Lorsqu’elle revient avec le café, elle me demande :
« –  Je ne vous ai même pas demandé votre nom. Moi, c’est Jeanne Daniel.
– Solène Capet. » Heureusement que je me présente toujours sous mon nom d’épouse car je n’ai même pas eu l’idée de trouver autre chose.
« –  Oh, c’est drôle, j’ai une petite fille qui s’appelle Solène, elle-aussi ! Ce n’est pas courant comme prénom. C’est breton, vous le saviez ?
– Oui, oui. » Là, je commence à me dire que je risque encore de me trahir alors je décide de changer de sujet, mais finalement, c’est elle qui enchaine.
« –  Ma Solène est un peu espiègle et, très remuante. Très indépendante aussi, on ne sait jamais où elle est. »
Je l’écoute parler de moi et me dis que, vraiment, j’aurais aimé mieux la connaître.
« –  J’ai une fille comme ça moi aussi, dis-je en souriant. Mais, il faut faire attention à ces enfants qui semblent se débrouiller tous seuls. Même s’ils n’en n’ont pas l’air, ils ont énormément besoin de marques d’affection, que l’on s’intéresse à eux, qu’on leur montre qu’ils sont importants. Les gens collent sans cesse des étiquettes aux autres, et les y enferment. Ils pensent avoir compris qui ils sont et au final, ils sont complètement à coté de la plaque. C’est comme ça qu’on passe à côté des gens. »
J’ai parlé un peu vite, en regardant ma tasse à café, et lorsque je relève la tête, ma grand-mère me regarde l’air songeuse. Je réalise que mon laïus a dû la surprendre et je souris piteusement.
« –  Désolée, je ne disais pas ça pour vous, je ne vous connais pas. C’est juste un sujet qui me tiens à cœur.
– Ne vous excusez pas, dit-elle doucement. Parfois, les mots doivent sortir.
– Oui, je suppose. Mais ils sont rarement compris ou acceptés par ceux à qui ils sont destinés.
– Ce sont vos filles ? demandais-je en désignant une photo en n&b.
– Oui, le jour du mariage de Jeanine. Ah, les enfants… on les élève en faisant de notre mieux mais parfois on se rend compte que l’on a loupé quelque chose ou qu’on n’arrive pas à se comprendre. »

Elle me tend l’assiette de chocolat et j’en prends un en la remerciant.
« – Le chocolat, ça remonte toujours le moral ! dit-elle en me souriant. J’acquiesce en souriant à mon tour.
– Je crois que la famille en général c’est compliqué. Les parents, les enfants, les frères et sœurs… Ma grand-mère est décédée alors que j’avais déjà 15 ans et malgré ça, je n’ai pas eu la chance de la connaître. Il y a quelques temps, ma mère m’a donné un cahier qu’elle avait écrit à sa demande, pour transmettre ce qu’elle savait de la famille. J’ai été très touchée de voir à quel point elle avait été seule et comme elle avait souffert à cause de ses problèmes de santé. Et malgré tout ça, elle ne pensait qu’à sa famille, qu’elle ne voulait pas déranger, être un poids pour eux, et surtout, leur dire de prendre soin d’eux et de leur santé. ça m’a fait de la peine et je me suis dis que j’aurais aimé être là pour elle.
– Je ne crois pas que votre grand-mère aurait voulu que vous soyez triste pour elle.
– Non, vous avez raison. C’est drôle mais il y une chanson qui dit qu’on peut aimer des gens qu’on n’a pas connu à travers ceux qui parlent d’eux et je pense que c’est un peu vrai. Ma mère m’a tellement parlé de sa famille que j’ai l’impression de les avoir connus et de les aimer. Ma grand-mère dit aussi dans son cahier qu’il aurait fallu faire un arbre généalogique de la famille pour s’y retrouver et j’en fais un justement, c’est ma passion !
– Ah oui ? Dans ma famille aussi, certaines personnes ont fait des arbres généalogiques. Certaines sont remontées assez loin d’ailleurs. C’est passionnant !
–  Oui, je prends beaucoup de plaisir à reconstituer les lignées de ma famille, ce qu’à pu être leur vie, leur quotidien, leur métier aussi…
– Et puis, savoir d’où l’on vient c’est aussi savoir où l’on va.
– Exactement ! Oh, d’ailleurs ça me fait penser que j’ai oublié où je devais aller. Je vais y aller cette fois.
– Et bien, j’ai été contente de vous rencontrer, et merci pour votre aide et votre gentillesse.
Ma grand-mère me raccompagna sur le palier.
– C’est moi qui vous remercie pour ce bon moment, prenez soin de vous. » Je la serrais brièvement dans mes bras et malgré l’étrangeté de la situation, elle ne dit rien. Elle paraissait songeuse mais pas vraiment surprise. L’ascenseur arriva et je m’engouffrais dedans. Au dernier moment j’ajoutai :
« – et… ne vous en faites pas pour votre famille, ça va aller. » Et sur ces derniers mots, je refermais la porte derrière moi. Pendant la descente je me dit à quel point j’étais heureuse de cette rencontre et que, oui, je me serais sûrement bien entendu avec ma grand-mère…

En sortant de l’ascenseur, je me retrouve… dans ma cuisine. Et bien, ça été rapide ce retour pour une fois, pensais-je le sourire au lèvres. Moi qui ai souvent rêvé de me téléporter au lieu de faire des heures de voitures, encore un avantage des rdv ancestraux !