Mettre son enfant en nourrice (ou devenir nourrice). Voilà une pratique du 19ème et du début du 20ème siècle qui a fait des ravages chez les nourrissons. Les statistiques parlent d’elles-mêmes : 71% de mortalité chez les enfants mis en nourrice, 15% chez ceux allaités par leur mère*.

J’ai eu l’idée de cet article en écrivant le précédant, sur les mamans. Mon arrière grand-mère Jeanne Richard et sa sœur Marie-Joseph, ont mis leurs enfants en nourrice et en ont perdu quatre à elles deux. Ces drames, dont on ne parlait presque pas, sont restés pour elle comme des blessures ouvertes. Moi-même maman de trois enfants, ayant la chance de vivre au 21è siècle, j’ai voulu en savoir plus sur le destin de ces enfants…   

Plusieurs cas existaient, selon les époques et les situations des familles :

Au XIXème siècles, dans certaines familles bourgeoises, il était de bon ton de mettre les enfants en nourrice car ces dames n’allaient pas s’abaisser à les allaiter elles-mêmes, comme de vulgaires animaux…
Constatant que souvent les bébés ne survivaient pas, elles prirent des nourrices à demeure.

Certaines femmes qui venaient des campagnes, délaissaient volontairement leur bébé pour aller en ville se faire engager comme nourrice, ce qui était apparemment très lucratif : il semble aussi que souvent, ces femmes, avec la complicité de leur mari, escroquaient les familles chez qui elle travaillaient en faisant croire que leur mari était malade et qu’elles devaient rentrer s’occuper de lui. Ainsi, les familles des enfants qu’elles nourrissaient, déboursaient de l’argent afin de guérir le mari soi-disant malade et de pouvoir garder la nourrice…**

Il y avait également les artisans (boucher, boulangers…) dont les femmes travaillaient avec eux et qui ne pouvaient (financièrement parlant) pas se passer de leur présence. Ainsi, elles laissaient leurs bébés à des nourrices. Même chose pour les familles où les deux parents étaient salariés.

Le problème majeur, était que le but de ces nourrices était de gagner le plus possible d’argent. Donc moins elles en dépensaient pour l’enfant, plus elles en gagnaient. Elles pouvaient les laisser seuls des heures, pendant qu’elles aller garder les troupeaux ou autre, ne pas faire venir le médecin quand ils étaient malades, ou encore avoir plusieurs enfants à nourrir en même temps. Les petits ne mangeaient donc pas à leur faim… On parle alors d’allaitement mercenaire à cette époque ! *** 

Plusieurs personnes ont fait des rapports sur cette situation à l’époque et ont tenté de changer les choses. Par exemple, le docteur Monot de Montsauche (1834-1914) qui a dénoncé en 1865 les abus de l’industrie des nourrices dans un mémoire destiné à l’Académie de médecine qui fit scandale : « De l’industrie des nourrices et de la mortalité des petits enfants »(p.23). L’administration fut très mécontente, le Conseil général s’émut. Mais ce mémoire fut en partie à l’origine de la loi Roussel (1874) qui organisa le système de protection du premier âge.

En plus des nourrices elles-mêmes, il y avait aussi les bureaux de nourrices avec celles que l’on appelait « les meneuses », chargées de trouver des bébés aux unes et des nourrices aux autres et qui profitaient sans vergogne du système… Elles voyageaient avec plusieurs bébés, dans le froid, mal couverts et souvent sans manger du voyage. Ainsi, beaucoup ne survivaient pas au trajet.

Grâce à des personnes engagées, comme ce docteur Monot, cette pratique cessa heureusement petit à petit, au cours du 20ème siècle.

Mais parfois tout simplement, l’enfant ne survivait pas, malgré de bon soins.
Dans ma famille maternelle, peu aisée, les femmes n’avaient pas le choix. Infirmières à l’hôpital à Paris, il n’y avait ni crèche, ni congé maternité. La seule solution était de confier leurs enfants à leur famille restée au village, à Comblessac.

Ma grand-mère, Jeanne Poirier est née le 12 juillet 1914. Sans autre solution, elle a été laissée aux bons soins de ses grands-parents maternels, Joseph Richard et Marie-Joseph Tricault, les quatre premières années de sa vie. Sa grand-mère, qui n’était jamais venue à Paris, avait fait le voyage en train pour venir la chercher. Agée d’à peine un mois, il s’en ai fallut de peu qu’elle ne survive pas à cette journée. C’était l’été et il faisait très chaud. Sa mère avait préparé des biberons de lait pour le trajet. Après des heures de train puis de cars, elles arrivèrent enfin à Comblessac, au village de la Cocardais. Plusieurs personnes étaient venues les attendre, ce qui lui sauva la vie. Alors que tous admiraient le bébé, elle s’est soudainement mise à tousser et à avoir une respiration sifflante, devenant toute rouge. Une des personnes présente a eu l’idée de passer son doigt dans sa gorge et en a retiré un amas de lait caillé qui l’empêchait de respirer…

Quelques années plus tard, son petit frère, Joseph, André Poirier, n’a pas eu cette chance. Né le 11 septembre 1919 à Paris, il est décédé le 25 février 1920, à Guer. (Village à quelques km de Comblessac). Je ne sais pas à qui il avait été confié ni pourquoi il n’a pas été, comme sa sœur, élevé chez ses grands-parents. Peut-être étaient-ils à présent trop âgés, ou malades…

Les enfants de Marie-Joseph Richard (la sœur de mon arrière grand-mère) et de Joseph Bahon sont malheureusement tous décédés en bas âge.

Simone, Marie, Joseph et Julien, Marie Bahon, jumeaux, sont nés le 30 juin 1922, à Paris, dans le 8ème arrondissement (Hôpital où travaillaient leurs parents).

  • Julien est décédé le 07 août à Comblessac, au village de la Touche Urvoy. Cela signifie qu’à moins de deux mois, il avait parcouru 396 km en train et en car. Un voyage sans doute épuisant. C’est son père qui déclare le décès, qui a eu lieu à la Touche Urvoy. Il est accompagné de son beau-frère, Joseph Daniel (mari de sa sœur). Cet acte nous révèle plusieurs informations importantes : C’est probablement le père des enfants qui les a emmenés à Comblessac. Il était chez sa sœur, Ernestine, au moment du décès. En revanche, impossible de savoir si la mère était là aussi.
  • La petite Simone est décédée 2 mois plus tard, jour pour jour, le 07 octobre. Là encore, c’est le père qui déclare le décès. Je m’interroge sur sa présence puisqu’à priori il devait travailler à Paris. Lors du décès du petit Julien, on aurait pu imaginer qu’ils venaient d’arriver tous les trois. Deux mois plus tard, c’est plus curieux. Impossible cette fois de connaître le lieux de décès, qui n’est pas mentionné sur l’acte. En revanche, il est accompagné d’un autre de ses beaux frères, Joseph Poirier qui vit et travaille aussi à Paris (mari de mon arrière grand-mère Jeanne Richard).
  • André, Jean, Marie Bahon, est, lui, né le 14 juillet 1925, toujours dans le 8ème arrondissement, à Paris.
    Il décède le 25 juin 1926 à l’âge de 11 mois, également à Comblessac. Cette fois-ci, c’est Jean-Marie Poirier, beau-frère de Julien qui déclare le décès qui a eu lieu au village de la Porte. André avait donc été confié cette fois à l’autre sœur de Julien, Rose Bahon.

Outre les causes habituelles de décès de nourrissons (manque d’hygiène, froid, faiblesse, maladie…), on a aussi pensé, dans la famille, que cela pouvait venir de problème de santé du père, Julien Bahon, qui avait été gazé lors de la première guerre mondiale. Il mourra d’ailleurs en 1933, d’une tuberculose pulmonaire bactériologiquement confirmée. Il n’est pas « mort pour la France » mais ce sont pourtant les conséquences de la guerre qui ont provoqué sa mort prématurément, à 45 ans.

sources :
* Textes d’Emmanuel Le Roy Ladurie : « L’allaitement mercenaire en France au XVIIIe siècle » et de carol Mann « chérubin et morveux »
** Ces constations ont été faites par un contemporain, le Dr Monot, dont le livre en est lien dans le texte. 
*** Livre d’Emmanuel Le Roy Ladurie