« – Mais si ! Regarde les fenêtres là, c’est la même maison !
– Tu crois, ça n’avait pas l’air si grand.
– Maintenant il y a un jardin c’est pour ça que ça te parait si grand.
– Tu as sans doute raison. »
Ma mère et moi étions en train d’examiner de vieilles cartes postales de Comblessac, le village d’origine de sa famille où elle passait tous ses étés.
« – Tiens, regarde celle-là, j’adore la colorisation !
– Oh et regarde ! Il y a la maison de marraine dessus !
– Et là, c’est quoi dans le clocher ?
– Où ça ?
– Là, on dirait une sorte de lumière.
– Je ne vois rien.
– Attends, je prends la loupe. »

Je me penchais pour essayer de distinguer ce qui avait attiré mon regard lorsqu’une puissante lumière, qui semblait venir de la carte, nous aveugla et nous enveloppa. Je sentis comme un souffle chaud et nous fûmes comme brutalement aspirées par la carte. J’avais la sensation de tomber à une vitesse vertigineuse et la vue du sol se rapprochant me fît paniquer. Cette chute qui semblait devoir mettre fin à ma vie se termina finalement tout en douceur. Je me retrouvais debout sur un chemin près de ma mère qui semblait toute aussi paniquée et déboussolée que moi. Nous prîmes quelques instants pour retrouver notre souffle et notre équilibre, avant de regarder autour de nous.

« – Où sommes-nous ? me demanda ma mère. » Je regardais les champs qui nous entouraient.
« – Je ne vois qu’un seul lieu possible, Comblessac !
– Quoi ? Mais non ! On était à Limoges, comment veux-tu qu’on est parcouru plus de 400 km comme ça ?! » Elle me regarda abasourdie.
« – Mais comment on est arrivées là ? C’est fou ! C’est impossible ! »

Non seulement nous avions voyagé dans l’espace, mais aussi dans le temps, au vu de cette route en terre battue que maman ne semblait pas avoir -ou vouloir- remarqué. Mais, la voyant sur le point de tourner de l’œil, je décidais de rationaliser.
« Écoute, on va aller chez Monique et Jean, et s’ils sont là, on se reposera chez eux.
– Bien sûr qu’ils sont là, où veux-tu qu’ils soient, ils ne bougent jamais. »
Je souriais intérieurement. L’évocation de ces vieux amis de la famille nous permettait de nous ancrer de nouveau dans la réalité et de calmer nos angoisses.
« Viens, nous allons passer par le village de la porte, ça ira plus vite ! ajouta t-elle. Je la suivi.
– C’est marrant, Comblessac est tout petit et pourtant, je ne suis quasiment jamais passée par là. C’est là qu’habitaient les Poirier c’est ça ?
– Oui. Mon grand-père, Joseph Poirier, y vivait avec ses parents et son frère Jean. Ensuite son frère s’y est installé avec sa femme et ils ont eu sept enfants. Pendant ce temps, Joseph est parti à Paris avec son copain, Julien Bahon, où ils sont devenus infirmiers et où Joseph a rencontré ma grand-mère, Jeanne Richard.
– C’était bien la peine de faire tous ces kilomètres pour épouser, à Paris, une fille du pays !
– Que veux-tu, les gens qui « montaient à la capitale » avaient généralement un point de chute chez quelqu’un de la famille ou de la commune qui les avait précédé ! Et ensuite ils se voyaient souvent entre eux.
– Et ça a été pareil pour ta mère ?
– Oui. Elle vivait à Paris puisque c’est là que ses parents s’étaient installés et c’est en allant rendre visite à sa tante, Marie-Joseph Richard, qu’elle a rencontré Joseph Daniel qui venait d’arriver sur Paris. C’était le neveu par alliance de Marie-Joseph. Julien Bahon, dont je te parlais tout à l’heure, à donc épousé la belle-sœur de son copain, Marie-Joseph. Sa sœur à lui, Ernestine Bahon, était la mère de Joseph.
– Oh là là, c’est compliqué ton histoire !
– Ah ça c’est sûre ! Même moi je m’y perds parfois. Tiens regarde, là c’était la maison de Jean poirier, le frère de mon grand-père…
– Maman ? Qu’est-ce qu’il y a ? »
Ma mère s’était arrêtée net et dévisageait bouche bée un homme qui venait de sortir de la maison. Je le regardais à mon tour et souris : c’était un homme d’une cinquantaine d’années, bien en chair, qui aurait pu être figurant dans un film d’avant-guerre, engoncé dans un costume démodé et pourvu de deux belles bacchantes ! Ma mère s’avança vers lui.
« Jean ? Vous êtes Jean Poirier ?
– Oui… On se connaît ?
– Oui. Enfin… Non, balbutia ma mère.
– Ah vous, vous êtes de la famille Daniel, je me trompe ?
– Oui, euh…
– C’est ça ! Des cousines éloignées ! dis-je précipitamment.
– Bon alors suivez-moi vite ou nous allons être en retard !
– En retard ? Mais où ? lui demandai-je.
– Ben au mariage pardi !
– Le mariage de qui ?
– Et bien le mariage de ma nièce, Jeanne Poirier, avec Joseph Daniel ! »
Sur ces mots il sortit une montre à gousset.
« – Oh ! Vite ! Vite ! Gémit-il, je ne veux pas louper la sortie. »
Et sans plus attendre il se dirigea à grands pas vers le bourg. Je saisis le bras de ma mère qui restait interdite.
« – Allez, viens vite ! Suivons-le !
– Il a dit le mariage de sa nièce… Le mariage de Jeanne poirier !
– Oui, oui, c’est ce qu’il a dit. Et si on se dépêche pas, on va arriver en retard au mariage de tes parents ! »
À ces mots, je l’entraînais vers le bourg tout en la surveillant du coin de l’œil. Je ne pouvais qu’imaginer à grande peine ce qu’elle devait ressentir. Bien sûr, le choc du voyage dans le temps, la rencontre avec cet aïeul, mort quelques années après sa naissance, mais tout cela n’était rien à côté de ce qui l’attendait. Revoir son père… Son père, décédé dramatiquement alors qu’elle n’avait que cinq ans, ce père dont le souvenir s’était peu à peu effacé de sa mémoire et dont il ne lui restait que quelques photos et son alliance… Ce père qui lui avait tant manqué…

Toute à mes réflexions, je me rendis soudain compte que nous arrivions en vue de la « Vigne Renard ». Cette maison, majestueuse à mon époque, était encore plus belle en cette année 1937. Nous arrivions devant le portail quand la porte d’entrée s’ouvrit, nous faisant parvenir des bruits de conversation et des rires. Je vis alors ma grand-mère, Jeanne Poirier, toute jeune, descendre les premières marches du perron au bras de son grand-père, Joseph Richard. Dans son autre bras, elle portait un énorme bouquet composé de grosses roses blanches et de lys.

Son voile était légèrement agité par la douce brise de ce mois de juin. Le photographe les fît arrêter au milieu de l’escalier. Lorsqu’il dit : « – Ne bougez plus ! », les visages redevinrent sérieux le temps d’immortaliser ce moment solennel. Seuls les invités à l’arrière plan semblaient un peu moins figés. Je me souviens de cette photo, elle est dans l’album de ma mère. Je me suis souvent demandé à leur visage s’ils étaient heureux… Maintenant je sais que oui.
C’est alors que je remarquai que maman n’était plus à côté de moi. Je me retournai et vit qu’elle était restée derrière la grille. Elle regardait la scène en silence. Je la rejoignis.
« Ça va maman ? » Sortant de son hébétude, elle me regarda et me sourit.
« Oui, oui, ça va. C’est juste que ça me fait tellement bizarre de la voir si jeune. Et regarde derrière, ce jeune homme, c’est Jules mon parrain ! Quel âge a-t-il ? 28, 29 ans ? Et tous ces visages que je n’ai vu qu’en photo toute ma vie !
– Ah c’est vrai, ça fait vraiment drôle ! Allez viens, suivons-les. »

La petite procession était en train de remonter la rue pour contourner l’église et rejoindre la mairie où Joseph, sans doute impatient, les attendait. Au moment où maman me désignait la maison de « Marraine », sœur de sa grand-mère, celle-ci sortit précipitamment, vêtue d’une robe bleu marine avec un grand col en forme de fleur et de petites lunettes rondes.
«J’arrive, voilà, voilà !
– Tu es presque en retard ! Lui reprocha sa sœur.
– Mais non, j’attendais de vous voir passer ! » Et elle se joignit au cortège après avoir embrassé sa nièce.  
En arrivant sur la place, quelques hommes accoudés au comptoir du café Wester sortirent pour saluer la future mariée et sa famille.  
Le cortège entra ensuite dans la mairie. Mais il était impossible que tout le monde puisse tenir dans l’étroite salle. Je réussis enfin à me faufiler jusqu’à la porte. Jeanne avait rejoint son futur époux que j’apercevais seulement de dos. Un peu plus petit qu’elle, il tenait ses gants de la main droite et glissa la gauche dans celle de ma grand-mère. Derrière lui, son frère et témoin, Jules.
J’étais malgré tout assez proche pour entendre le maire, Émile de Lambert, prononcer : « Je vous déclare mari et femme ! » La foule applaudit et déjà je fus entraînée vers l’extérieur où le cortège se dirigeait maintenant vers l’église. Je retrouvai ma mère et l’entraînai en disant :
« Viens, on va passer par le côté pour arriver avant eux et les voir entrer. »
Suivie par maman, je traversai la place et montai les deux petites marches à l’arrière pour accéder au pourtour de l’église et nous la longeâmes du côté droit. En arrivant à la grande porte, je constatai que les invités étaient entrés, tandis que Joseph retrouvait le bras de sa mère Ernestine, et Jeanne, celui de son grand-père, Joseph.
Le son de l’orgue fût le signal pour Joseph et sa mère qui firent leur entrée. En passant près de nous, Joseph nous regarda et eut l’air surpris, comme s’il nous connaissait, sans toutefois pouvoir mettre un nom sur nos visages. Je sentis ma mère bouleversée, et lui pris le bras. À nouveau, l’orgue se fît entendre et cette fois, je reconnue la marche nuptiale. Jeanne fît alors son entrée au bras de son grand-père, suivie par Marguerite Poirier, demoiselle d’honneur, tenant la traîne de sa robe. Afin de rester discrètes, j’entraînai maman par une porte latérale et nous nous glissâmes sur un banc. Je n’avais jamais vu cette petite église aussi pleine ! Je vis maman regarder autour d’elle et chaque fois qu’elle reconnaissait quelqu’un je le voyais dans ses yeux …
L’abbé Ricordel commença sa bénédiction.

Pendant que les témoins signaient les registres, nous prîmes le même chemin qu’à l’aller, pour devancer à nouveau les mariés devant la grande porte. Là, le photographe qui venait d’installer son matériel, fît arrêter les nouveaux mariés sur les marches. Les invités se pressaient derrière et un petit garçon blond, qui avait sûrement échappé à sa mère, se faufila au premier rang, curieux.
« Oh regarde ! c’est Jean Collet, le frère de Marguerite ! Me souffla ma mère. »
En entendant son nom, le petit blondinet nous regarda, puis disparut entre les jambes des adultes.

Après avoir descendu la grande allée de l’église, le cortège tourna droite et remonta vers le calvaire, au son de l’accordéon. De là, il prit la route de Guer où le photographe lui fit faire un nouvel arrêt -photo.

Enfin, nous arrivâmes devant l’ancien lavoir pour la photo de groupe. Là, les gens essayèrent de se mettre en place, dans un joyeux bazar ! Les enfants courraient, l’accordéoniste posa sa veste sur une branche d’arbre et s’allongea au premier rang. Nous étions à côté du photographe, et maman me désignait les gens au fur et à mesure de leur installation :

« – À droite de maman, tu reconnais ma grand-mère, et ses parents. Après c’est « Marraine » bien sûr et là, une cousine Poirier, je crois que c’est Marie. Debout derrière mémé, c’est Jean, l’un des frères de mon père, et à côté de lui, Madeleine Collet. Celle qui pose sa main sur l’épaule de Jean, c’est leur sœur aînée, Marie-Ange, et à droite, son mari Joseph Richard. Regarde ! Entre eux, on aperçoit Marguerite Casiez avec ses cheveux courts ! Même si à cette époque c’est encore Marguerite Collet ! 
– Oh là là, qu’est-ce qu’elle est jeune ! Et à gauche de ton père, ce sont ses parents, Joseph et Ernestine Bahon, et debout derrière c’est Jules, c’est bien  ça ?
– Oui, et à côté de Jules, la demoiselle d’honneur, Marguerite Poirier, qui sera ma marraine. C’était la tradition que la demoiselle d’honneur soit la marraine du premier enfant du couple.
– Derrière Jules, c’est Jean Poirier, qu’on a croisé tout à l’heure, et à côté à droite, ça doit être sa femme non ?
– Oui, c’est Rose Bahon, c’est la sœur de la mère de mon père. La jeune fille avec la robe à pois, à la droite de Jean Poirier, c’est une sœur de mon père, mais laquelle… Ah oui ! C’est Ernestine ! Et regarde, un peu plus loin, sa sœur Joséphine a la même robe ! On dirait des sœurs jumelles ! Oh, et regarde ! L’homme qui vient de s’installer au dessus de Rose Bahon, c’est Monsieur Buedo !
– Non, tu plaisantes ! Cet homme est grand alors que Monsieur Buedo était tout petit !
– Oui, mais plus jeune, il était plus grand ! Il s’est tassé ! Me dit-elle en rigolant.
– Il était bel homme ! »
Une petite fille avec une couronne de fleurs sur la tête et une jolie robe blanche passa en courant devant nous et s’étala de tout son long. Je me précipitai pour la relever.
« – ça va Marie ?
– J’ai mal aux mains, dit-elle en pleurnichant…» Je regardais ses mains et soufflais dessus.
« – Voilà, ça ira mieux maintenant. Fais voir ta robe ? Non, ça va, elle n’a rien, tu ne te feras pas gronder. »
Elle jeta un regard inquiet à ses parents et fut rassurée de les voir discuter sans s’occuper d’elle.
« – T’es qui toi ? Je ne te connais pas.
– Non, mais moi je te connais. Tu es la fille de Joseph Richard et de Marie-Ange Daniel et c’est ton oncle qui se marie aujourd’hui, avec ta cousine !
– Ben, comment tu sais tout ça ?
– Est-ce que tu peux garder un secret, Marie ?
– Oh oui, j’suis grande, j’ai 4 ans !
– Tu vois ta cousine Jeanne qui se marie avec ton oncle ?
– Oui ?
– Et bien je suis leur petite-fille ! Elle ouvrit des yeux tous ronds et me regarda bouche bée.
– Mais ils ont même pas d’enfants !
– Tu vois cette dame à côté du photographe ?
– Oui, on dirait une Daniel mais depuis tout à l’heure j’essaie de me souvenir qui c’est, mais j’y arrive pas.
– C’est normal parce que c’est ma maman, la fille de Joseph et Jeanne. Mais pour toi, elle n’est pas encore née ! Elle naîtra en février 1940 !
– Waouh ! J’sais pas si j’te crois…
– Ha ha ! Je te comprends, tu verras dans 3 ans, tu t’en souviendras peut-être ! Elle s’appelle Simonne.»
Nous fûmes brusquement interrompu par le petit blondinet, Jean Collet.
« – Marie qu’est-ce tu fais, j’tattends !
– Moi, j’ai un secret !
– Dis-le moi !
– Non ! » Et elle partie en courant, poursuivie par le garnement ! Après avoir fait deux fois le tour du lavoir, dans lequel je craignais qu’ils ne tombent, Marie se réfugia dans les bras de son grand-père où Jean n’osa pas continuer à l’embêter. Elle lui tira la langue et me fit un signe de la main. Je répondis à son signe en souriant et rejoignis maman.
Le photographe lança : « Ne bougez plus ! » Il disparut alors sous le drap noir et un éclair suivit d’un « pschhh » nous informa que le flash avait fonctionné. Ressortant de sous le drap, il s’écria :
« Attendez, on la double ! » Alors je pris maman par la main, et m’élança vers le groupe en criant :
« Attendez-nous ! » Nous eûmes juste le temps de nous hisser derrière un homme à la moustache hitlérienne, avant que le flash ne parte une seconde fois.
« – C’est dans la boîte ! » Tout le monde commença à bouger et je me tournai pour descendre lorsque je ressentis un vertige. Je regardai maman et vis qu’elle aussi ne se sentait pas très bien. J’eus à peine le temps de lui prendre la main que nous fûmes aspirées dans un tourbillon qui nous propulsa à nouveau dans sa chambre. À bout de souffle, je me laissais tomber sur le lit.
« – On a rêvé ou c’est vraiment arrivé ?
– Fais voir la photo du mariage » dis-je. Ma mère attrapât l’album photo et tourna les pages fébrilement.
« – La voilà ! Regarde, on est là !
– C’est fou ! On y était vraiment ! »
C’est alors que la porte s’ouvrît et que mon père apparut :
« – Où vous étiez passés ? On vous cherche partout !
– Tu ne nous croirais pas si on te le disait, regarde toi-même. » Et elle lui tendit la photo.
« – Oui, c’est le mariage de tes parents, et alors ?
– Regarde en haut à gauche, là », dis-je en nous montrant du doigt.
« Ah, c’est marrant ton montage, on croirait presque que vous y étiez !
– C’est bien fait n’est-ce pas », dis-je en faisant un clin d’œil à maman !
« – Aller, à table ! dit mon père.
– Il vaut mieux que ça reste entre nous ! » glissais-je à maman avant de suivre mon père.

Enfin, entre nous, et Marie de la Cocardais*, pensais-je en souriant !

Notes : 

* Marie de la Cocardais est le surnom que nous donnons à Marie Richard, la petite fille en robe blanche, qui a toujours vécut, et qui vit encore, au village de la Cocardais, à Comblessac.