Cette année pour les vacances, pas de généalogie au sens propre. Mais mieux que ça : ma famille et moi passons une semaine en Corrèze, terre de nos ancêtres. Et ce qui me réjouis le plus c’est que nous logeons dans la maison de mon arrière grand-père, Pierre Bretagnolle !
Le cousin de mon père, Jacques Bretagnolle, actuel propriétaire, a accepté de nous en confier les clés. Je l’avais déjà visitée l’an dernier, alors qu’elle était encore en travaux. Maintenant c’est fini et nous allons être les premiers à pouvoir en profiter ! Bien sûr ce n’est pas la maison de vacances qui m’intéresse, mais plutôt les richesses de son âme.
Depuis plusieurs jours maintenant, je marche dans les pas de mes aïeux, je regarde les arbres centenaires, je touche les pierres immuables, je me promène dans les bois et j’admire les vestiges du passé. J’imagine leur vie quotidienne, leur famille, les jeux des enfants…
Je suis tellement obnubilée par leur présence, mes pensées sont tellement accaparées par eux, qu’un soir je finis par prendre la plume et écrire à mon arrière-grand-père, Pierre Bretagnolle.

La Faurie Chabrillane, le 12/08/2019

Cher Pierre,

Voilà des mois que je te suis pas à pas, retraçant ta vie, ton parcours dans cette guerre… Je me demande sans cesse qui tu étais, à quoi tu pensais… Étais-tu de ceux, gaillards, qui partaient à la guerre confiants, pensant être rentrés pour Noël… Etais-tu inquiet ? Oui, forcément…

Je t’imagine sur les chemins avec ton bataillon, pendant ces marches de nuit, dans le froid, la boue, ces tranchés que j’ai pu vaguement appréhender lors de reconstitutions. J’imagine le bruit, l’enfer, la peur, le chagrin…
Mais bien sûr, je suis loin de tout ça, et l’imagination à ses limites… Je te regarde à travers une fenêtre, de ma maison douillette au XXIe siècle… Le confort moderne, le gaspillage et la folie commerciale à tant envahie nos vies qu’ils rendent déjà si difficile pour moi et mes contemporains d’imaginer la dureté de votre vie quotidienne alors, je crois que, malgré tous nos efforts, nous ne pouvons comprendre votre détresse pendant cette horrible guerre…

Mais je ne veux pas non plus que mon portrait de toi se cantonne au soldat « mort pour la France ». Tu as vécu une vie, tu as été quelqu’un avant cette guerre et c’est aussi cette vie qui mérite d’être honorée et racontée afin que tes descendants te connaissent…

Ton arrière petite-fille,
Solène Capet

Je plis ensuite ma lettre et avant d’aller me coucher, je ne sais pour quelle raison, je la glisse dans la boîte aux lettres.
Le lendemain après un bon café pris au soleil dans le jardin, je vais la récupérer en me disant que ça ferait un bon début d’article pour mon blog. Mais quand j’ouvre la boîte, elle est vide.
« – Chéri, c’est toi qui a pris la lettre dans la boîte aux lettres ?
– Non, pas aujourd’hui ! me réponds mon mari. Il est trop tôt, le facteur n’est pas encore passé. »
Vers 11h j’entends la voiture du facteur.
« – Bonjour monsieur !
– Bonjour ! C’est vous Solène Capet ?
– Euh oui, pourquoi ?
– Il y a une lettre pour vous.
– Pour moi, vous êtes sûr ?
– Tenez ! » Il me tend tend alors une enveloppe au papier jauni, sur laquelle mon nom est écrit à l’encre noire, presque effacée. Les pleins et les déliés m’évoquent immédiatement les vieux documents que j’aime déchiffrer en généalogie.
« – Tiens c’est drôle ! vous avez vu on dirai une…
– Une quoi me demande le facteur ? » Il me regarde bizarrement sûrement parce qu’en plus de m’être arrêtée en pleine phrase, je suis restée bouche bée ! Je viens de remarquer le timbre : il est vert mais ce n’est pas Marianne qui y figure, c’est la semeuse…
« – Non rien, merci ! » Et je pars presque en courant dans la maison. J’attrape un coupe papier pour ouvrir cette enveloppe sans l’abîmer et je m’installe sur la table de la terrasse. Mon mari et les enfants sont partis au marché ce qui me permet d’être seule pour lire cette lettre. Je sors délicatement le papier, le déplie et lis en tremblant ces mots :
Chère arrière petite fille,

Je suis heureux que tu sois là, dans ma maison. Je sais que tu nous cherches, que tu essaie de reconstituer nos vies, et nous en sommes heureux.

Pour répondre à ta lettre, sache que personne, à aucune époque, n’a pu se vanter de comprendre ou de savoir ce que les générations précédentes ont pu vivre. Moi-même, je n’imagine pas ce qu’a pu être la vie de mes ancêtres sous la Révolution, et encore moins la tienne !
Tes recherches, tes articles, ont le mérite de nous sortir quelques heures de l’oubli et de faire en sorte que les gens se rappellent pourquoi nous nous sommes battus, et je ne parle pas seulement des guerres. Je sais que tu hésites parfois sur ce que tu peux écrire ou pas sur nous, jusqu’où peux-tu imaginer nos vies.
Rappelle-toi seulement que écrire sur la vie de quelqu’un, même lorsqu’on l’a bien connu, suggère une certaine subjectivité, un certain partit pris. Alors ne t’inquiète pas trop, continue à écrire sur nous, à nous chercher, à nous faire revivre un peu, et surtout, à nous faire connaître à nos descendants. Pour ça, merci.
Je sais aussi que tu envisage depuis quelques temps déjà d’aller à Tahure*. Vas-y ! N’attend pas. Et emmène tes enfants, qu’ils sachent eux aussi, qu’ils comprennent ce que c’est la guerre, pourquoi il faut à tout prix l’éviter.

Affectueusement,

Ton arrière grand-père,
Pierre Bretagnolle
Je reste abasourdie par cette lettre. Mille questions se bousculent dans ma tête. Comment ma lettre a t-elle pu lui parvenir ? Et la sienne ? De « quand » m’écrit-il ? …
Lorsque mon mari et mes enfants rentrent du marché, je m’écris :
« – Chéri ! Il faut que nous allions dans la Marne ! »

Quelques jours plus tard…

Nous sommes allés sur le site de Tahure dont il ne reste rien* et nous voici maintenant à la Nécropole nationale de la Cheppe où Pierre est enterré.

Je marche entre les croix, lorsque soudain je sens quelque chose me traverser. Je me retourne et il est là.
Pierre Bretagnolle, mon arrière-grand-père (même s’il a l’air un peu plus jeune que moi), tel que je l’ai vu sur les quelques photos que j’ai de lui. Il porte son uniforme et me sourit. Il me tend la main et me dit :
« – Viens ! ». Je m’approche et prends sa main. J’ai le temps de penser qu’elle est chaude et calleuse quand une explosion juste derrière moi me fait hurler de terreur ! Je me retrouve à genoux, dans la panique j’ai lâché la main de Pierre. Je lève les yeux vers lui, il est toujours là, debout près de moi. Tout est calme autour de nous. Il me sourit avec bienveillance et me dit :
« – N’ai pas peur, tu ne crains rien, ce ne sont que des souvenirs. »
Je reprends sa main craintivement : un tonnerre assourdissant me tombe dessus, je vois un déluge de feu et de sang tout autour de moi. Une colonne de soldats courre vers nous la baïonnette au canon. Je serre la main de mon aïeul, à la fois par peur et à la fois pour ne pas le lâcher encore une fois. Les soldats passent devant nous comme si nous n’existions pas et se jettent avec fureur dans la bataille. J’entends leurs cris, je vois leur peur, mais aussi leur détermination à survivre. Pierre m’entraîne vers une tranchée :
« – C’est là que j’ai vécu, me dit-il, c’est là que je suis mort. C’est là que certains sont devenus fous, c’est là que beaucoup sont morts, c’est là que d’autres ont survécu ; mais à quel prix… »
Puis il lâche ma main et nous nous retrouvons à mon époque. Je regarde ces champs de croix blanches et les larmes me montent aux yeux.
« – N’ai pas pitié des morts Solène, ai pitié des vivants. Vous ne pouvez pas imaginer ce que l’on a vécu ni vivre avec ces images tous les jours de votre vie. Mais ne nous oubliez pas, gardez-nous vivants quelque part dans votre mémoire et chérissez votre temps. Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour conserver votre paix. »
Nous faisons quelques pas en silence, je médite ses paroles, je vois des fantômes, je pense à nos vies respectives.
« – Tu sais, lorsque j’étais chez toi à la Faurie Chabrillane, j’ai eu la très forte impression de sentir ta présence. La tienne et celle de ton père, Antoine. J’ai aussi pensé à ta femme Amélie. Quelle femme de caractère et quel courage ! Plus j’en apprends sur elle et plus je l’admire.
– C’est vrai, Amélie a été extraordinaire. Je l’ai tellement aimé. Après ma mort, je suis revenu près d’elle pour la voir, la soutenir, elle a été tellement forte. Lorsqu’elle a épousé mon frère, je leur ai donné ma bénédiction et je l’ai embrassée une dernière fois. J’ai senti une dernière fois la douceur de ses lèvres, une larme à coulé sur sa joue et je suis parti. » Un instant son regard se voile de chagrin. Ses yeux bleus expriment le regret, la mélancolie, puis il me sourit à nouveau :
« – Maintenant, loin de la fureur des hommes, nous sommes en paix, avec ceux que l’on a aimé. On se retrouvera… »
À ces mots il s’éloigne.
« – Attends ! J’ai encore tant de choses à te demander !
– Il est l’heure pour moi de partir, mais on se retrouvera. »
Je le regarde s’éloigner et son image s’efface peu à peu, puis il disparaît complètement. L’émotion de cette rencontre me submerge. Je m’assois dans l’herbe et m’adosse à une croix ; je n’ai pas besoin de la regarder pour savoir que c’est la sienne. Puis brusquement, j’entends courir. Je me retourne, m’attendant presque à voir surgir devant moi la colonne de soldats. Mais non, au lieu de ça, ce sont mes trois enfants qui me foncent dessus et se jettent dans mes bras.
« – Ça va maman ? Tu l’as trouvé ? Demande ma plus jeune fille.
– Oui ma puce, venez voir. »
Nous contournons la croix et mon fils lit l’inscription :
« – Bretagnolle Pierre, 147e RI, mort pour la France le 31/10/1915. Ah oui, c’est bien lui ! »
Nous nous recueillons en silence avant de rentrer chez nous.

Notes

*Tahure était un petit village dans la Marne. Il fait partit de ces villages martyrs qui ont été entièrement rasés pendant la première guerre mondiale. Aujourd’hui on a associé son nom à son plus proche voisin ce qui donne la commune de : Sommepy-Tahure. C’est là que mon aïeul est décédé.

Amélie Reyrolle, la femme de Pierre, a épousé en seconde noce le jeune frère de son défunt mari, François Bretagnolle, en 1921. Elle avait eu deux filles avec Pierre, Julienne et Marie (ma grand-mère).

Elle a eu trois garçons avec François : Albert, René et Lucien.

Image à la une : photo personnelle du fronton de la maison de Pierre Bretagnolle

Je dédie cet article à ma maman, sans qui cette rencontre n’aurait pas eu lieu !