La Faurie Chabrillane, le 12/08/2019
Cher Pierre,
Voilà des mois que je te suis pas à pas, retraçant ta vie, ton parcours dans cette guerre… Je me demande sans cesse qui tu étais, à quoi tu pensais… Étais-tu de ceux, gaillards, qui partaient à la guerre confiants, pensant être rentrés pour Noël… Etais-tu inquiet ? Oui, forcément…
Je t’imagine sur les chemins avec ton bataillon, pendant ces marches de nuit, dans le froid, la boue, ces tranchés que j’ai pu vaguement appréhender lors de reconstitutions. J’imagine le bruit, l’enfer, la peur, le chagrin…
Mais bien sûr, je suis loin de tout ça, et l’imagination à ses limites… Je te regarde à travers une fenêtre, de ma maison douillette au XXIe siècle… Le confort moderne, le gaspillage et la folie commerciale à tant envahie nos vies qu’ils rendent déjà si difficile pour moi et mes contemporains d’imaginer la dureté de votre vie quotidienne alors, je crois que, malgré tous nos efforts, nous ne pouvons comprendre votre détresse pendant cette horrible guerre…
Mais je ne veux pas non plus que mon portrait de toi se cantonne au soldat « mort pour la France ». Tu as vécu une vie, tu as été quelqu’un avant cette guerre et c’est aussi cette vie qui mérite d’être honorée et racontée afin que tes descendants te connaissent…
Ton arrière petite-fille,
Solène Capet
Je suis heureux que tu sois là, dans ma maison. Je sais que tu nous cherches, que tu essaie de reconstituer nos vies, et nous en sommes heureux.
Je sais aussi que tu envisage depuis quelques temps déjà d’aller à Tahure*. Vas-y ! N’attend pas. Et emmène tes enfants, qu’ils sachent eux aussi, qu’ils comprennent ce que c’est la guerre, pourquoi il faut à tout prix l’éviter.
Affectueusement,
Quelques jours plus tard…
Nous sommes allés sur le site de Tahure dont il ne reste rien* et nous voici maintenant à la Nécropole nationale de la Cheppe où Pierre est enterré.
Pierre Bretagnolle, mon arrière-grand-père (même s’il a l’air un peu plus jeune que moi), tel que je l’ai vu sur les quelques photos que j’ai de lui. Il porte son uniforme et me sourit. Il me tend la main et me dit :
« – Viens ! ». Je m’approche et prends sa main. J’ai le temps de penser qu’elle est chaude et calleuse quand une explosion juste derrière moi me fait hurler de terreur ! Je me retrouve à genoux, dans la panique j’ai lâché la main de Pierre. Je lève les yeux vers lui, il est toujours là, debout près de moi. Tout est calme autour de nous. Il me sourit avec bienveillance et me dit :
« – C’est là que j’ai vécu, me dit-il, c’est là que je suis mort. C’est là que certains sont devenus fous, c’est là que beaucoup sont morts, c’est là que d’autres ont survécu ; mais à quel prix… »
« – N’ai pas pitié des morts Solène, ai pitié des vivants. Vous ne pouvez pas imaginer ce que l’on a vécu ni vivre avec ces images tous les jours de votre vie. Mais ne nous oubliez pas, gardez-nous vivants quelque part dans votre mémoire et chérissez votre temps. Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour conserver votre paix. »
À ces mots il s’éloigne.
Notes :
*Tahure était un petit village dans la Marne. Il fait partit de ces villages martyrs qui ont été entièrement rasés pendant la première guerre mondiale. Aujourd’hui on a associé son nom à son plus proche voisin ce qui donne la commune de : Sommepy-Tahure. C’est là que mon aïeul est décédé.
Amélie Reyrolle, la femme de Pierre, a épousé en seconde noce le jeune frère de son défunt mari, François Bretagnolle, en 1921. Elle avait eu deux filles avec Pierre, Julienne et Marie (ma grand-mère).
Image à la une : photo personnelle du fronton de la maison de Pierre Bretagnolle
Je dédie cet article à ma maman, sans qui cette rencontre n’aurait pas eu lieu !