Ce soir, c’est décidé, je dois mettre de l’ordre dans les documents généalogiques que l’on m’a prêté.
Je m’installe dans mon salon, ouvre la boîte d’archives achetée pour l’occasion, et je sors les différentes liasses de papiers anciens. Je commence un premier tri en rassemblant les documents selon les personnes qu’ils concernent. Un nom revient souvent : Chastanet.
Je cherche dans mes souvenirs, ce nom me dit quelque chose. N’arrivant pas à mettre le doigt dessus, je me lève pour prendre mon téléphone et consulter mon appli Ancestry. Mais alors que j’allais entrer dans ma cuisine, je me retrouve dans une pièce que je ne connais pas.
Je me retourne vers le couloir d’où je viens mais il a disparu. Abasourdie, je regarde autour de moi. 

Je suis dans une pièce sombre, au parquet usé, à peine éclairée par une petite fenêtre d’où filtre une pâle lumière d’hiver. Les murs gris sont encombrés de casiers, remplis de cartons verdâtres, débordants de dossiers jaunes. Une table de sapin noircie sur laquelle une plume et un encrier disparaissent sous un amoncellement de dossiers, compose tout le mobilier, avec 7 ou 8 chaises et un poêle de fonte. L’air est empli d’une odeur d’encre gâtée et de vieux papiers mangés de poussière.
J’entends une voix d’homme :
« Je vais recevoir les dernières dispositions d’Elizabeth Bordas en sa maison de Chareille. À toute à l’heure.»  Je vois passer devant moi un homme d’une cinquantaine d’années, portant un binocle et des favoris. Je comprends aussitôt pourquoi je suis là.
Nous sommes le 21 février 1780, mon aïeule, Elizabeth Bordas, est sur le point de mourir et maître
Firmigier va recueillir ses dernières volontés. Je m’empresse de sortir à sa suite. Je l’aperçois en train de monter dans un fiacre et après une seconde d’hésitation, je monte aussi et m’installe en face de lui. Apparemment personne ne me voit ce qui facilite grandement les choses. Il fait très froid et je resserre mon châle sur mes épaules. Au bout de quelques dizaines de minutes, le fiacre ralentit et s’arrête finalement devant une maison. Un homme grand et robuste ouvre la porte et sort dans la cour pour saluer le notaire.
« – Bonjour maître Firmigier. Merci d’avoir fait le déplacement, ma femme est au plus mal.
– Bonjour Monsieur Chastanet. C’est bien naturel, ne vous en faites pas. Entrons. »

Je suis les deux hommes à l’intérieur et nous pénétrons dans ce que je devine être la seule pièce de la maison.
Sur la gauche, le feu crépite dans le cantou et la soupe pour le repas du soir mijote dans une marmite pendue à la crémaillère. Les sabots de la famille sont alignés sur la pierre. À droite un petit lit d’enfants où se serrent deux petites filles. Au centre, une grande table en
bois de chêne et ses bancs occupent la majeure partie de la pièce. Le notaire prend place sur la chaise en paille au bout de la table et je me glisse sur le banc face au feu. À ma droite, près du cantou, deux rideaux entre ouverts dissimulent un lit où gît Elizabeth Bordas, 32 ans, la maman des deux petites. Jean Chastanet, son époux, écarte le rideau et se penche sur le corps décharné.
« Isabeau… ma chérie, maître Firmigier est là. »

Les yeux de la mourante papillonnent et on peut voir l’effort que lui demande ce geste si anodin. Jean l’aide à se redresser en rehaussant ses oreillers. Son visage est moite de fièvre et elle demande un peu d’eau d’une voix éteinte. Jean prend la couade et la plonge dans le seau posé près du lit. Il y remplit un verre d’eau fraîche. Il l’approche près de son visage et laisse un filet d’eau glisser délicatement sur ses lèvres desséchées.
Se sentant un peu mieux, Elizabeth reprend d’une voix plus assurée :
« – Je veux éviter les disputes à mes p’tites et qu’elles restent aussi unies que maintenant, toute au long de leur vie. » Son regard se pose un instant sur les deux fillettes et un sourire triste flotte sur son visage.
La plus jeune, Elizabeth, se rapproche de son aînée qui passe son bras par-dessus son épaule.

« – Je lègue à chacune d’elle la somme de sept cent livres payable à majorité ou mariage (…) ; huit draps de lit, moitié grossier et moitié brin de trois aunes et demi ; huit nappes, quatre de brin de trois aunes pièces et les autres grossières de deux aunes pièces…»
J’écoute Elizabeth énumérer ses possessions qu’elle partage à parts égales entre ses filles. Sa volonté de vouloir préserver leur relation m’émeut et me rend triste à la fois. Mes yeux se posent sur le feu, le bruit lent et régulier de la vieille comtoise me berce et mon regard se perd dans les flammes. Mon esprit dérive vers l’avenir de ces fillettes qui pour moi est du passé :

Léonarde, qui a presque huit ans, se mariera à 21 ans avec Jean-Baptiste Lachèze, le fils de la deuxième épouse de son père, Antoinette Lascaux.
Elizabeth, qui aura six ans en octobre, se mariera elle a 20 ans avec Simon Coudert.
À la mort de leur père en 1818, elles commenceront par contester la succession de leur belle-mère Marie Claux (épouse numéro trois – il y en aura quatre) puis se ligueront contre leur demi-sœur (une autre Léonarde Chastanet). Et, en fin de compte, elles se déchireront au sujet du testament de leur mère pendant les sept dernières années de vie de Léonarde : sept années de procès, d’appels, de lettres d’huissier, de notaire…
Avec son époux, Léonarde aura une fille, Elizabeth, qui épousera à son tour un certain Pierre Peuch. Ils auront une fille, Léonarde Peuch.
Elizabeth aura elle-aussi une fille, Marguerite Coudert qui épousera François Chaumeil. Ils auront un fils, Jean Chaumeil.
Et, contre toute attente, ce sont leurs petits-enfants qui réconcilieront les deux familles en se mariant : Léonarde Peuch épouse Jean Chaumeil le 23 novembre 1853. Mon seul regret est que les sœurs fâchées était déjà décédées à ce moment-là. Léonarde en 1832 à l’âge de 60 ans. Elizabeth, en 1834, à l’âge de 60 ans également…

Le notaire se lève, me tirant de ma rêverie. Elizabeth, épuisée, s’est rendormie. Je jette un dernier regard à ces deux petites, bientôt orphelines, et je suis emplie de tristesse en les imaginant dans quatre jours au cimetière de Perpezac, devant la tombe de leur maman.
Je suis Maître Firmigier au dehors, dans le froid, le ciel est déjà noir. Nous remontons dans le fiacre et j’aperçois la pleine lune à travers les arbres dénudés. Le mouvement régulier me berce et mes yeux se voilent.
Lorsque je reprends mes esprits, je suis assise dans mon salon. Les documents que je m’étais promis de trier gisent en désordre sur la table basse. J’ai quand même formé une pile, d’une dizaine de papiers : ils concernent tous le procès de Léonarde et Elizabeth Chastanet.
Je regarde dehors en soupirant. La nuit est tombée depuis longtemps, la lune est pleine, il fait froid. Je rajoute une bûche dans le feu mourant et je vais me coucher.

Minuit sonne, nous sommes le 25 février. Il y a 239 ans mourrait Elizabeth Bordas…